Le suffixe latin atore s'est prolongé en roman et a servi à former de nombreux mots, en particulier des dispositifs ou outils élaborés pour une utilisation précise. L'occitan utilise ce suffixe sous la forme ADOR, mais l'occitan oriental a régulièrement AOR, là où l’ancien français avait EOR devenu « eur ». A Sainte-Sigolène, AOR a abouti à ÈU [ ɛu ], suivant le processus que nous allons décrire ; exemples : aplataor [ apla’tɛu ] « niveleuse », colaor [ ku'lɛu ] « couloir à lait », ventaor « vannoir », donaor « trappe », mochaor « mouchoir », pealaor « écorchoir de bucheron», abeuraor [ abju’ʀɛu ] « abreuvoir ».
AOR [ a’uʀ ] est anciennement passé à ÒUR [ ɔuʀ ], qui est devenu ÒU dont la prononciation est toujours [ ɛu ] ~ [ eu ] à Sainte-Sigolène, ou ÒR [ ɔʀ ] pour d’autres parlers de l’Yssingelais. La répartition géographique ÒU/ÒR est exactement celle de KÈI/KÈR que nous avons vu précédemment pour cuèir « cuir ».
Pour ce qui est du passage de AÓ [ a’u ] à ÒU [ ɔu ], rappelons qu’il est assez difficile d’articuler deux voyelles continues et qu’un groupe de deux voyelles est par nature instable. Une solution courante pour simplifier la prononciation est d’insérer une consonne entre les deux voyelles (ex. esp. rio [ ’rijɔ ] ), sig. abrial [ abʀi’ja ] « avril », fr. « Lyon » [ li’j ]). Une autre solution est de rapprocher l’articulation des deux voyelles jusqu’à les fusionner dans une diphtongue, ainsi dans le cas de AÓ, on trouve en roman deux réalisations, soit [ au ], soit [ ɔu ].
L’observation attentive du patois de Sainte-Sigolène nous apporte des informations précieuses pour confirmer que nous avons bien eu une étape ÒUR [ ɔuʀ ]. On trouve en effet des pluriels irréguliers en ÒRI, par exemple le pluriel de gròs [ gʀɛu ] est parfois [ ’gʀɔʀi ], de même clòus peut être [ ’klɔʀi ]. Ces pluriels ne peuvent pas être issus d’une évolution phonétique, ils sont donc analogiques, c’est-à-dire refaits sur le modèle d’autres mots. Que s’est-il passé ? Le cas du suffixe ÈIR nous permet d’inférer celui du suffixe ÒUR:
Evolution comparée
de ÈIR et de ÒUR |
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ÈIR |
ÒUR |
singulier |
ÈIR > ÈI |
ÒUR > ÒU |
pluriel |
ÈIRS > ÈRS > ÈRI |
ÒURS > ÒRS > ÒRI |
Pour le pluriel, on peut donc supposer le processus üòurs > òrs > òri. Ce pluriel est aujourd’hui recomposé sur le singulier, mais le schéma ÒUR [ ɛu ] / ÒURS [ ɔʀi ] a joué le rôle de modèle analogique, et a donné des formes maintenues en concurrence avec un pluriel recomposé.
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singulier |
pluriel phonétique |
pluriel analogique |
pluriel recomposé |
-òur (-aor) |
-òu [ ɛu ] |
-òri |
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-òu [ ɛu ] |
gròu (gròs) |
gròu [ ɛu ] |
gròu |
gròri |
gròu |
clòu |
clòu [ ɛu ] |
clòu |
clòri |
clòu |
Étant établi le processus AORS > ÒURS > ÒRS, il faut donc poser que le passage de AO à ÒU est plus ancien que la simplification de ÒURS en ÒRS. Si on admet que cette simplification est chez nous contemporaine à celle de Clermont, elle est antérieure à la fin du 13° siècle.
On ajoutera dans cet article le cas de pavore/paore « peur » employé à Saint-Sigolène sous la forme paora (pòura) [ ’pɛuʀ(ɔ) ], ainsi que le cas de aost [ ɛu ] « août ».
Auteur: Didier Grange - 2014- modifié- 2021 / [ Télécharger l'ouvrage ]
Quelques notions de phonétique articulatoire
Le système vocalique du roman occidental
Palatalisation de C et de G devant E et I (première palatalisation)
Sonorisation des consonnes intervocaliques sourdes
Palatalisation de C et de G devant A (segonde palatalisation)
Effacement des voyelles finales E et O
Effacement des voyelles posstoniques
Affaiblissement de B intervocalique
Affaiblissement de D intervocalique
Affaiblissement de DH intervocalique
Affaiblissement de G intervocalique
Effacement de N instable en fin de mot
La diphtongaison de È et de Ò en roman I
La diphtongaison de E et de O en roman II
La diphtongaison de È et de Ò en roman III
Formation de U antérieur, fermeture de O ( Ụ )
Le système vocalique sigolénois
Séparation de A antérieur et de A postérieur
Simplification des triphtongues
Effacement des consonnes finales
Consonantification des voyelles
Les articles et pronoms démonstratifs