Le latin classique distinguait plusieurs cas,
-
nominatif, sujet ou attribut du sujet : « La
rose est belle »
-
vocatif : apostrophe, interjection : « Rose,
tu es belle ! »
-
accusatif : complément d’objet direct :
« J’offre une rose »
-
génitif : complément de nom : « Il
est l’ami d’une rose »
-
datif : complément d’objet indirect, ou
second « Il donne de l’eau à la
rose »
-
ablatif : complément circonstanciel : « Il
y a une abeille sur la rose »
En latin parlé, le nombre de cas s’est réduit. Au début de l’époque romane, les parlers romans avaient parfois gardé un reste du système des déclinaisons latines qui était limité à deux cas, le cas nominatif (ou sujet) et le cas accusatif (ou cas régime) pour tout ce qui est complément du verbe. En occitan, comme en français, certains mots avaient deux formes différentes, ainsi sénher était cas sujet, senhor cas régime (français « sire » et « sieur, seigneur »), sartre/sartor, pastre/pastor; mais pour la plupart des mots, la distinction était marquée régulièrement par S. S jouait donc un double rôle, il marquait le cas, il marquait aussi le nombre.
Les textes conservent la distinction cas sujet et cas régime jusqu'à la fin du 13° siècle, mais il est possible que ces textes préservent une tradition ancienne. Quoi qu'il en soit, une réorganisation s'opère et nous la daterons de la période du roman III ; le système se simplifie et se limite à marquer le pluriel. La forme du pluriel généralise le S, et la forme du singulier le perd par réaction. Mais les mots pour lesquels il n’existait pas d’opposition singulier/pluriel restent à l'identique (mèlhs « mieux », temps « temps », noms de localité, …), et lorsqu'ils connaissaient une opposition cas régime/cas sujet comme nengu(n)/nengús, chaque parler a sélectionné l’une ou l’autre.
Dans cet ouvrage, afin de simplifier l'exposé des évolutions, j'utilise comme forme étymologique une forme artificielle amputée de la désinence, en particulier du S, qui devait disparaître plus tard, ainsi par exemple nous présenterons rivu ou riu comme étymon de riu au lieu de rivus ou rius.
Nous allons prendre cet exemple pour illustrer de façon plus attentive un aspect du maintien tardif de deux cas. Dengús est un mot très utilisé pour signifier « aucune personne », mais il n’a plus la valeur d’adjectif qu’il avait autrefois, « aucun ». I a dengús « il n’y a personne »
Les formes occitanes les plus anciennes étaient negu(n)s et negu(n). Ces formes répondaient à une opposition cas sujet / cas régime; mais comme elles ne pouvaient pas s’inscrire dans le schéma singulier / pluriel, elles étaient toutes deux candidates pour prendre une unique place dans le nouveau système. De fait, on constate que c’est exactement ce qui s’est passé : les parlers occitans ont sélectionné soit negu(n) soit negu(n)s, et l’occitan moderne a deux variantes, dengu(n) et dengús.
Pour ce qui est du parler sigolénois, la prononciation actuelle ne permet pas de dire si nous héritons de dengu(n) ou de dengús puisque l’effacement de S final – que nous verrons plus tard - donne une prononciation identique dans les deux cas. Je prendrai pour hypothèse que la forme authentique est dengús en constatant que c’est cette forme qui est présente dans les parlers yssingelais qui conservent S final. Je signale ici que la prononciation ne suit pas les règles habituelles de notre parler que nous décrirons plus tard, on dit [ d'djy ] alors qu'on attendrait [ d'djy ].
Pour ce qui est du passage de neguns/negun à dengús/dengu(n), nous signalerons que ce n’est pas spécifique aux parlers occitans. On trouve denguno dans de nombreux parlers castillans, dengun en asturien, aragonais, tandis que la langue officielle castillane a ninguno : ninguno mujer « aucune femme » (avec bien entendu U prononcé [ u ] ). Le catalan présente les variantes suivantes : ningú, negú, degú, dengú, negú. On trouve des formes apparentées en arpitan, notamment en Forez où on on connaît lengun, mais il s'agit peut-être d'une poussée occitane ancienne aux dépens de neün.
Dans le même registre, l’occitan a res ou re(n). pour « rien », qui prolongent les deux formes latins res et rem « chose, objet ». Le patois sigolénois a ici re(n) , lequel est souvent remplacé par rian formé sur le français : ren de ren [ ʀø dø ʀø ] « rien de rien ».
Dans certains cas, la distinction de cas a pu aboutir à une spécialisation de sens. Nous allons l'illustrer ici avec l'aboutissement du suffixe latin ATORE, dont la forme cas sujet ātŏr a donné AIRE (« ère » en français) et la forme cas régime ătōre a donné ADOR (AOR pour l'occitan oriental, « eur » en français).
Exemple de spécialisation cas sujet / cas régime, parler sigolénois
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R I |
R II |
R III |
R IV |
forme écrite |
sujet singulier |
lavātŏr |
lavadzre |
lavaire |
lavaire |
lavaire |
lavaire |
sujet pluriel |
lavātŏres |
lavadzres |
lavaires |
lavaires |
lavairi |
lavaires |
régime singulier |
lavătōre |
lavadzore |
lavadzor |
lavar > lavòur |
lavòu > lavèu |
lavaor |
régime pluriel |
lavătōres |
lavadzores |
lavadzors |
lavaors > lavòurs > lavòrs |
lavòri |
lavaors |
L'occitan utilise ainsi deux suffixes AIRE et ADOR là où le français a généralisé « eur » à la place du doublet « ère » / « eur » que l'on avait par exemple pour « trouvère » / « trouveur ». Il faut cependant dire que l'occitan moderne tend à privilégier AIRE comme suffixe pour former des nouveaux mots. Dans le cas du patois sigolénois, seul AIRE est vivant et peut servir pour des nouveaux mots. Il remplace même EIRE (vendaire pour vendeire, …). AIRE est particulièrement vivant en langue d'oc, où il sert non seulement à former des noms communs (sig. mocaire « moqueur », plaideaire « plaignant », machinaire « qui fait fonctionner une machine », portaire « porteur », etc … mais aussi des adjectifs (sig. de monde bolicaire « des gens remuants », … ); il se décline alors en nombre et en genre (AIRE, AIRA, AIRES, AIRAS). Cette dynamique de la langue d'oc a propagé le suffixe AIRE au delà de son aire d'origine, le Forez utilise parfois ce suffixe en l'adaptant phonétiquement en ÈRE.
Sèis chaçaires, sèis peschaires, fan dotze meissongèirs « six chasseurs, six pêcheurs, font douze menteurs »
Auteur: Didier Grange - 2014- modifié- 2021 / [ Télécharger l'ouvrage ]
Quelques notions de phonétique articulatoire
Le système vocalique du roman occidental
Palatalisation de C et de G devant E et I (première palatalisation)
Sonorisation des consonnes intervocaliques sourdes
Palatalisation de C et de G devant A (segonde palatalisation)
Effacement des voyelles finales E et O
Effacement des voyelles posstoniques
Affaiblissement de B intervocalique
Affaiblissement de D intervocalique
Affaiblissement de DH intervocalique
Affaiblissement de G intervocalique
Effacement de N instable en fin de mot
La diphtongaison de È et de Ò en roman I
La diphtongaison de E et de O en roman II
La diphtongaison de È et de Ò en roman III
Formation de U antérieur, fermeture de O ( Ụ )
* Disparition du système de cas
Le système vocalique sigolénois
Séparation de A antérieur et de A postérieur
Simplification des triphtongues
Effacement des consonnes finales
Consonantification des voyelles
Les articles et pronoms démonstratifs